"Les réseaux sociaux et la télé" par Antonio Grigolini

Dans le cadre du livre blanc des réseaux sociaux de l'Argus de la Presse publié en mai 2015, Antonio Grigolini a accepté d'apporter son analyse. Directeur des programmes et de la social TV chez France Télévisions, Antonio Grigolini aborde les relations étroites et complexes qui existent entre le monde de la télévision et celui des plateformes sociales.

Les réseaux sociaux et la télé : un mariage d'amour et d'intérêt

Tout au long de sa longue histoire, l’industrie de la télévision a entretenu une relation ambivalente avec son public : placée au centre du salon, et toujours au cœur des conversations, elle prétendait connaître parfaitement son audience, être en phase avec elle, se mettre au service de ses envies manifestes ou peu avouables. En même temps, elle a longuement cru en son pouvoir d’influencer ce même public, de l’éduquer ou de le distraire, de lui « dicter l’agenda ».

En réalité, les occasions de contact direct entre ceux qui faisaient la télé et le public qui la regardait étaient rares : un « focus group » de téléspectateurs, une conversation captée dans la rue, un échange casuel avec un fan. La seule matérialisation quotidienne de l’audience, de ses comportements, étaient les fameuses courbes minute par minute de Médiamétrie : méthodologiquement irréprochables mais très abstraites, froides, complètement anonymes.

Et puis vinrent les réseaux sociaux : en l’espace de quelques mois, l’industrie découvrait que ces millions d’anonymes qui regardent ses productions avaient une voix, des opinions, des points de vues passionnés, et parfois passionnants. Qu’il y avait de la haine aussi, et des propos inacceptables, mais également des vannes très drôles, des informations, des propos constructifs, des détournements très réussis. Surtout, tout était visible, et sans contrôle : les opinions des téléspectateurs n’étaient plus filtrées par une méthodologie d’études, ou adoucies par les règles de politesse propres à une conversation « dans la vraie vie ». Elles étaient là, directes et en direct, sans filtre. De plus : les téléspectateurs pouvaient désormais interpeller directement les chaînes, les programmes, les animateurs. Pour leur dire leur passion du programme bien sûr, mais aussi pour le « basher » ou tout simplement pour poser des questions pertinentes.

Face à ce fait nouveau, parfois désarçonnant, la première réaction des chaînes a été celle classique d’une industrie médias top-down : les réseaux ont été alors abordés comme un espace de promotion des programmes, un espace nouveau et par ailleurs pas très cher à investir si comparé aux supports classiques (print, tv, achage). Un espace pensé d’abord pour les « fans », au risque d’être difficilement accessible au plus grand nombre et en décalage avec les « simples téléspectateurs », qui ne sont pas forcément des « fans ».

Mais les limites du modèle promotionnel ont été vite atteintes : si la nature des réseaux est celle d’un espace conversationnel, comment engager les téléspectateurs dans une conversation purement publicitaire et donc « factice » ? Comment gérer le décalage entre la proposition éditoriale d’un programme, calibrée au millimètre, dotée d’une identité historique et savamment positionnée, et une prise de parole sur les réseaux entièrement promotionnelle ?

La réponse ne pouvait qu’être éditoriale : ainsi, progressivement, les rédactions et les équipes éditoriales, en chaîne, dans les départements numériques et en prod, se sont passionnément emparés des réseaux, en les traitant comme une antenne supplémentaire et incontournable. Cette « antenne » est bien sûr différente, elle fonctionne comme une conversation et pas comme un flux linéaire et unidirectionnel, elle change en permanence, elle ne parle pas à un public indifférencié mais à chacun de ses utilisateurs, un par un. Surtout, elle a quelque chose que l’antenne traditionnelle n’aura jamais : toute la saveur, la richesse, l’imprévisibilité des réactions des « vrais téléspectateurs ».

Ainsi, en quelques années, les réseaux ont totalement intégré les pratiques de l’industrie : impossible de réfléchir à un nouveau programme sans penser son dispositif « social », impossible de débriefer le programme de la veille sans parler des réactions sur les réseaux. Et il n’est plus rare, en régie, de voir des responsables de programmes passer la soirée avec un oeil sur le retour du direct, et un oeil sur leur timeline, guettant les détracteurs et les fans. Ou la meilleure vanne.

> Télécharger le livre blanc dans son intégralité <

Antonio Grigolini sur Twitter : @antuan